02/02/2012

Les écoutes, une peur française

Les récentes déclarations de politiques s’inquiétant de voir leurs communications surveillées mettent en lumière une certaine défiance, justifiée ou non, envers les services de renseignement.

La Vie des autres (2006)



Au début du mois de janvier, plusieurs figures politiques se sont exprimées en affirmant avoir des doutes sur la sécurité de leurs communications, allant jusqu’à affirmer leur certitude d’être « sur écoute ». La candidate écologiste de Cap 21, Corinne Lepage, considère avoir des « indices suffisants » pour penser que son téléphone portable est sur écoutes. Nicolas Dupont-Aignan est pour sa part « persuadé d’être sur écoutes », ce que prouveraient selon lui les coupures régulières lors de ses conversations téléphoniques. Au début de l’année 2011, Marine Le Pen affirmait être sur écoutes téléphoniques depuis plusieurs années. En novembre dernier, c’est Eva Joly qui se déclarait certaine d’être sur écoutes. [1]

La crainte d’une surveillance téléphonique se retrouve également chez d’anciens ministres, notamment Hervé Morin, ex-ministre de la Défense, Jean-François Copé, ancien ministre du Budget et Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre de 2002 à 2005. Alain Juppé confiait en novembre 2010, avant sa prise de fonction au ministère de la Défense, n’utiliser que le téléphone portable de son officier de sécurité « un peu à cause de cette ambiance ». [2] Il s’agit en effet d’une « ambiance » que décrivent les responsables politiques, teintée d’espionnite, de soupçon, mais aussi parfois basée sur une certaine expérience acquise au contact des services de l’Etat. On constate toutefois que la plupart des personnages politiques s’inquiétant de pouvoir être surveillés ne précisent pas s’il s’agit d’une surveillance par les services de sécurité français, par une puissance étrangère ou par des acteurs privés.


La distinction entre surveillance d’État et surveillance privée est pourtant importante, tant pour en distinguer la légalité et la légitimité que pour en estimer les moyens techniques. La surveillance des télécommunications à grande échelle reste en effet un monopole d’État, là où des interceptions ponctuelles sont à la portée de sociétés privées, parfois qualifiées « d’officines » en France. L’incertitude sur les commanditaires d’éventuelles écoutes, entretenue par les déclarations laconiques des politiques, tend à renforcer une ambiance de paranoïa et à jeter le soupçon sur les services de renseignement, pointés du doigt sans être nommés.

En France, les interceptions de communications et les réquisitions de données de connexion sont encadrées par la loi sous deux dispositifs: les interceptions judiciaires qui relèvent du ministère de la Justice et les interceptions dites « administratives » qui relèvent du Premier ministre. Les interceptions judiciaires sont autorisées par commission rogatoire délivrée par un juge d’instruction et représenteraient environ 20 000 interceptions téléphoniques par an, auxquelles s’ajouteraient 70 000 à 80 000 interceptions de communications (SMS, mails, données de connexion). Les interceptions administratives sont soumises par les ministères de la Défense, de l’Intérieur et des Finances au Premier ministre, par l’intermédiaire d’un Groupement interministériel de Contrôle (GIC), qui entre en contact avec les services des opérateurs de télécommunications pour procéder aux interceptions. Ces interceptions administratives ne peuvent être justifiées que par « la recherche de renseignements intéressant la sécurité nationale, la sauvegarde des éléments essentiels du potentiel scientifique et économique de la France, la prévention du terrorisme, la prévention de la criminalité et de la délinquance organisées et, enfin, la prévention de la reconstitution ou du maintien de groupements dissous en application de la loi du 10 janvier 1936 ».

Les interceptions administratives sont soumises au contrôle de la Commission Nationale de Contrôle des Interceptions de Sécurité (CNCIS), qui les approuve ou les refuse, le plus souvent a priori. En 2010, la CNCIS aurait autorisé 5 979 interceptions téléphoniques (pour 6 010 demandes). La CNCIS a également traité d’autres demandes, celles relatives aux données techniques de connexion d’individus « fortement soupçonnés de mener des actes terroristes », dont le contrôle a été confié à une « personnalité qualifiée » chargée de répondre en urgence aux services, sous le contrôle de la CNCIS. Au cours de l’année 2010, cette personnalité qualifiée a traité 879 demandes par semaine (!), soit un total de 45 716 demandes, dont 38 000 ont été validées, environ 7 000 renvoyées et 90 rejetées définitivement. Il est à noter que le président de la CNCIS ne s’est pas étendu, lors de son audition par la commission des lois de l’Assemblée Nationale, sur les motifs de rejet des demandes, ni sur les éventuelles difficultés qu’auraient pu rencontrer la CNCIS a traiter un tel nombre de demandes dans le respect des libertés individuelles. [3]

Dans le cadre du contrôle opéré par la CNCIS, le cas des fadets (factures détaillées) fait l’objet d’une spécificité, puisque leurs demandes par les ministères doivent être soumises au GIC qui les traite, mais leur contrôle par la CNCIS n’intervient qu’a posteriori, sans sanction possible en dehors d’un avis ou de recommandations. La CNCIS a toutefois rappelé qu’il était interdit aux services de solliciter directement les opérateurs de télécommunications. La commission des lois a toutefois laissé entendre que des services de police se seraient procurés des fadets directement auprès des opérateurs…

Des témoignages rapportés par la presse laissent à penser que des interceptions de communication et des opérations de surveillance se sont déroulées en dehors de tout contrôle de la CNCIS, voire en dehors du cadre légal. Yves Bertrand, ancien directeur des renseignement généraux (RG) de 1992 à 2004, affirme qu’un système d’écoutes téléphoniques aurait été mis en place en 1995, afin de permettre des interceptions téléphoniques « à la discrétion de Matignon et de l’Elysée », sans contrôle de la CNCIS. Jean-Louis Dewost, ancien président de la CNCIS aurait pour sa part constaté en 2009, lors d’un contrôle chez un opérateur téléphoniques que « des demandes de fadettes, puis d’écoutes téléphoniques, étaient faites directement sans passer par la commission ». [4]

Aux écoutes des services, légales ou extra-légales, s’ajoutent d’autres pratiques douteuses et peu documentées en matière de surveillance, celles de certaines sociétés de sécurité et d’intelligence économique. Si certains de leurs employés et sous-traitants ont été mis en cause par la justice pour des pratiques à la limite de la légalité, les entreprises donneuses d’ordres ont rarement été poursuivies. On peut également souligner la faible réglementation qui encadre l’achat de dispositifs sophistiqués d’interception, y compris certains modèles achetés sur étagères par les services, et facturés comme des appareils dédiés à l’audit de sécurité des SI.

Entre paranoïa, expérience acquise dans des ministères rompus aux interceptions ou simple volonté de se mettre en avant, difficile de faire la part des choses dans cette « ambiance » décrite par certaines personnalités politiques. Il est toutefois permis de croire que la peur bien française des écoutes téléphoniques a encore de beaux jours devant elle…

[1] Les embarassants secrets de Bernard Squarcini – Le Point, 19 jan. 2012
[2] Écoutes, les soupçons gagnent les politiques – L’Express, 09 nov. 2011
[3] Audition du président de la CNCIS – Assemblée Nationale, 18 oct. 2011
[4] L’ancien patron des RG révèle l’existence d’un système d’écoutes sauvages – Médiapart, 23 jan. 2012

Première publication de cette chronique sur AGS (alliancegeostrategique.org) le 2 février 2012.

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