31/10/2013

La LPM et le contrôle du renseignement

La loi de programmation militaire (LPM) pour les années 2014 à 2019 a été votée en première lecture au Sénat, introduisant, dans son chapitre II, de nouveaux articles de loi concernant les services de renseignement. Plusieurs directives de la LPM participent à la réforme issue directement des propositions de la mission d'information sur l'évaluation du cadre juridique applicable aux services de renseignement, dont le rapport a été rendu en mai 2013. Si certaines de ces mesures renforcent le contrôle parlementaire des services de renseignement, celles-ci se révèlent limitées, voire incomplètes.




Extension limitée du domaine de la DPR

La délégation parlementaire au renseignement (DPR), à travers cette loi de programmation militaire, devrait voir son rôle enfin évoluer, d'un simple « suivi de l'activité générale et des moyens » des services de renseignement vers un « contrôle de l'action du Gouvernement en matière de renseignement ». Dans les faits, la DPR disposait de très peu de moyens pour auditionner des membres actifs des services de renseignement et n'avait que peu d'accès à des documents relatifs aux activités des services, puisque seuls des éléments d'appréciation leur étaient transmis par les ministres de tutelle. Les membres successifs de la DPR avaient d'ailleurs souligné la relative inutilité d'une délégation ne pouvant accéder à des informations concrètes pour mener ses travaux.

Les membres de la délégation, qui disposaient déjà d'une autorisation d'accès aux documents Secret Défense, recevront désormais plusieurs documents d'orientation générale, dont certains classifiés, à savoir : la stratégie nationale du renseignement, le plan national d'orientation du renseignement (PNOR), un rapport annuel de synthèse des crédits du renseignement et le rapport annuel d'activité de la communauté française du renseignement. Conformément aux souhaits de la délégation, la DPR devrait également absorber la commission de vérification des fonds spéciaux (CVFS), ce qui lui permettra d'avoir une vision d'ensemble du budget des services de renseignement, qui comprend à la fois les budgets attribués à travers leurs ministères de tutelle et des « fonds spéciaux » dont l'utilisation est classifiée. La délégation pourra entendre les président de la commission consultative du secret de la défense nationale et de la commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS), et recevoir leurs rapports, afin de compléter son suivi de l'activité des services de renseignement.

Contrairement à d'autres commissions de contrôle des services de renseignement en Europe et aux États-Unis, la DPR ne recevra pas de droit d'accès direct aux documents des services de renseignement, mais obtient d'être désormais destinataire « des informations utiles à l'accomplissement de sa mission ». Ces informations peuvent porter sur les activités opérationnelles des services, sur les instructions données par les pouvoirs publics et sur le financement de ces activités. Toutefois, la DPR ne devrait pas être en mesure de désigner elle-même quelles informations sont utiles à sa mission et les éléments d'informations devraient, là encore, être sélectionnés par les ministres de tutelle de services. La LPM prévoit même que le Premier ministre puisse s'opposer à ce que des informations soient transmises à la DPR, sans avoir à motiver son refus.

La délégation parlementaire n'aura pas accès aux informations pouvant porter sur « les échanges avec des services étrangers ou avec des organismes internationaux ». Elle ne serait donc pas en mesure, par exemple, de savoir si les services de renseignement français ont participé activement à un système international de surveillance des télécommunications, tel que PRISM.

D'autre part, la délégation n'aura pas le droit d'accéder à des informations concernant des opérations en cours, sans définir de limite de temps. Certaines opérations pouvant durer plusieurs années, elles pourraient ne faire l'objet d'aucun contrôle parlementaire pendant toute la durée d'une législature...

Le pouvoir d'audition de la délégation, que la mission d'information souhaitait voir étendu à l'ensemble des agents des services de renseignement, devrait être augmenté, mais sans que la délégation obtienne une pleine autonomie dans ce domaine. En effet, la DPR ne pouvait jusqu'à présent qu'auditionner les directeurs des services et pourra désormais entendre les autres agents des services, aux différents niveaux hiérarchiques. Ces auditions d'agents de renseignement ne seront toutefois pas totalement libres, puisqu'elles se feront "sous réserve de l'accord et en présence du directeur du service concerné", ce qui n'est pas forcément un gage de liberté de parole.

« Légalisation » de la géolocalisation
 
Le chapitre II de la loi de programmation militaire contient également un volet visant à renforcer la protection légale des agents de renseignement dans leurs activités. Il s'agit en particulier de renforcer la protection de leur anonymat au cours des procédures judiciaires et lors des dépositions.

Dans ce domaine, la communauté du renseignement et l'institution judiciaire demandaient depuis plusieurs années que la légalité de la géolocalisation des moyens de communication soit confirmée par la loi. La localisation des moyens de communication (ordinateur, téléphone mobile...) n'est pas « illégale » dans le cadre d'une procédure judiciaire, les magistrats étant autorisés à ordonner tout ce qui est nécessaire à la manifestation de la vérité, sans restriction concernant les moyens techniques. La question de la légalité de la géolocalisation avait été toutefois été soulevée dans plusieurs procédures judiciaires, en particulier lorsqu'elle était mise en œuvre par les services de renseignement, ce qui pouvait affaiblir un dossier. D'autre part, cette méthode d'enquête risquait d'être pointée du doigt par la Cour européenne des Droits de l'Homme (CEDH).
 
Par la loi de programmation militaire, le Code de la sécurité intérieure sera modifié, afin d'apparenter aux interceptions de sécurité les « données de connexions relatives à la localisation des équipements terminaux », ou plus simplement, la géolocalisation des moyens de communication. L'autorisation de mener une géolocalisation sera donnée, à la demande des services, par le Premier Ministre ou « l'une des personnes spécialement désignées par lui », pour une durée maximale de 10 jours, et transmise sous 48h au président de la CNCIS. La CNCIS ne disposera pas du pouvoir d'interrompre une géolocalisation qu'elle juge illégitime, mais simplement d'émettre une recommandation en ce sens auprès du Premier Ministre.

La géolocalisation se trouve donc encadrée de la même façon que les écoutes, par un double régime : les géolocalisations ordonnées par un juge dans le cadre d'une procédure judiciaire, et les géolocalisations « de sécurité » menées par les services de renseignement sur autorisation du Premier Ministre, avec le contrôle a posteriori de la CNCIS. Il faut bien noter que cette loi n'encadre que la géolocalisation des moyens de communication (téléphone, téléphone mobile, ordinateur) et ne concerne pas l'éventuelle pose d'une balise de géolocalisation (GPS) par un service de renseignement, méthode qui n'est toujours pas encadrée par la loi.

À titre d'exemple, un prestataire privé réalisant des géolocalisations au profit de l'institution judiciaire et des services de renseignement déclarait récemment avoir effectué 100 millions de localisations en un an, alors même que le cadre prévu par la LPM n'était pas encore voté. Bien qu'il soit difficile d'estimer la part des géolocalisations de sécurité dans ce chiffre, il donne toutefois une bonne indication de la surcharge de travail que va devoir assumer la CNCIS, sans que la LPM ne prévoie une augmentation de ses effectifs.

Les fichiers des transporteurs aériens et des administrations ouverts aux services
 
La LPM accède à une autre doléance des services de renseignement, en particulier de la DCRI, qui réclament l'accès aux fichiers de police et aux fichiers des transporteurs aériens (API et PNR). Les services auront désormais une autorisation « de consultation des traitements automatisés de données personnelles aux fins d'enquêtes administratives », c'est-à-dire des différents fichiers concernés par les articles L234-1 à L234-3 du code de la sécurité intérieure.

D'autre part, les agents des services de renseignement auront également accès « pour les besoin de prévention et de répression des atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation » à de nouveaux fichiers :
  • - Le fichier national des immatriculations
  • - Le système nation de gestion des permis de conduire
  • - Le système de gestion des cartes nationales d'identité
  • - Le système de gestion des passeports
  • - Le système informatisé de gestion des dossiers des ressortissants étrangers en France
  • - Les données personnelles, empreintes digitales et photographies des ressortissants étrangers n'appartenant pas à l'UE, à l'espace Schengen ou à la Communauté économique européenne faisant la demande d'un visa, d'un titre de séjour ou faisant l'objet d'une mesure d'éloignement du territoire français.
Les services obtiennent également accès aux données enregistrées par les compagnies aériennes, à savoir les données issues des cartes d'embarquement et de débarquement des passagers, des documents de voyage, des cartes d'identité et des passeports, ainsi que les réservations. Cet accès sera désormais permis par deux mesure :
  • - L'accès aux fichiers déjà existant, qui concernent également le transport ferroviaire et maritime par la modification de l'article L.232-2
  • - La mise en œuvre d'un traitement automatisé de données spécifique, par les ministres de l'Intérieur, de la Défense, des transports et le ministre chargé des douanes. Ces nouveaux fichiers sont autorisés par l'ajout d'un article de loi (L. 232-7) qui sera applicable jusqu'au 31 décembre 2017.
Il est à noter que si ces fichiers étaient jusque là généralement accessibles aux services de renseignement dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, les mesures de la LPM ouvrent considérablement le champ d'action des services justifiant l'accès à ces fichiers. En effet, les services de renseignement sont désormais légitimes à exploiter ces fichiers dans le cadre de la défense de tous les « intérêts fondamentaux de la Nation », parmi lesquels « la forme républicaine de ses institutions », « l'équilibre de son milieu naturel et de son environnement » et « les éléments essentiels de son potentiel scientifique et économique et de son patrimoine culturel ».

S'ajoutent à ces motifs d'accès aux fichiers par les services de renseignement toutes les infractions de l'article 695-23 du code de procédure pénale, parmi lesquelles : la corruption, la fraude, la cybercriminalité, les crimes et délits contre l'environnement, l'aide à l'entrée et au séjour irrégulier, le racisme et la xénophobie, le trafic illicite de biens culturels, la contrefaçon et le piratage de produits...

L'influence active des services
 
Les services de renseignement obtiennent, à travers la loi de programmation militaire, plusieurs droits nouveaux qu'ils appelaient de leurs vœux : protection de l'anonymat des agents lors des audiences, géolocalisation des moyens de communication, accès aux données des transporteurs aériens, ouverture des fichiers administratifs à la communauté du renseignement. Cette « légalisation de moyens » s'est faite avec très peu de modifications ou d'amendements de la part du législateur, reprenant, presque mot pour mot, les propositions formulées quelques mois plus tôt par les directeurs des services de renseignement.

Les mesures de contrôle du renseignement actées par la loi sont pour leur part marquées par des restrictions en série, car même si la DPR obtient de nouvelles prérogatives, celles-ci sont le plus souvent soumises à l'exécutif (ministres de tutelle et Premier ministre), ainsi qu'au bon vouloir des directeurs de services, contrairement au dessein originel de la mission d'information.

L'influence des directeurs de services et de leurs ministres de tutelle s'est faite sentir dès les travaux de la mission d'information et au cours du débat parlementaire, jusqu'à la première lecture de la loi de programmation militaire au Sénat. On peut par exemple relever l'opposition du ministre de la Défense à l'audition libre des agents de renseignement par la DPR, cité par Laurent Borredon sur son blog : « Je suis très réservé sur l'audition directe des agents. Laissons les directeurs libres de se faire accompagner ou non. J'ai fait preuve d'ouverture, mais il y a des points sur lesquels je ne transigerai pas. » Le refus du ministre a rapidement été suivi d'un amendement soumettant l'audition des agents de renseignement à l'accord de leur directeur de service, par lequel ils seront accompagnés.

Ce « dialogue » entre les parlementaires et les directeurs des services de renseignement, a d'ailleurs été organisé à travers le Coordonnateur national du renseignement (CNR), Alain Zabulon, comme l'expliquait celui-ci lors de son audition de la commission des lois le 9 octobre dernier : « Le coordonnateur national du renseignement est associé à toutes les réunions interministérielles où sont examinées les propositions d'amendements. Il fait en permanence le lien avec les services de renseignement pour les informer du cheminement du texte et recueillir leur avis sur une disposition ou sur une proposition d'amendement. » Les directeurs de service ont donc eu toutes les occasions d'émettre un refus concernant certains éléments du projet de loi, voire de solliciter des amendements.

Plus encore, certaines mesures phares proposées par la mission d'information en mai dernier, brillent par leur absence dans la LPM. C'est en particulier le cas de la proposition de création d'une autorité administrative indépendante devant assurer le contrôle du renseignement, qui n'a pas été reprise dans la loi. Cette Commission de contrôle des activités de renseignement (CCAR) devait absorber les missions de la CNCIS sur le contrôle des interceptions de communication, mais aussi contrôler les « méthodes particulières » des services de renseignement, parmi lesquelles la géolocalisation, en prêtant attention à la proportionnalité de l'usage et au respect des libertés individuelles. Le 10 juin 2013, un mois après la publication du rapport de la mission d'information, le communiqué de l'Elysée confirmant les orientations de la réforme du renseignement ne faisait aucune mention de la CCAR, enterrant le projet. Malgré le rappel de Jean-Jacques Urvoas en août dernier, la création de la CCAR n'a pas été intégrée à la LPM et l'ajout du contrôle de la géolocalisation aux mission de la CNCIS indique que cette proposition ne devrait pas être réexaminée.

De même, la participation de la DPR à la nomination des chefs des services de renseignement, par un avis consultatif, n'apparaît ni dans le communiqué de l'Elysée, ni dans la loi de programmation militaire, signe que cette prérogative ne sera sans doute pas attribuée à la délégation.

To be continued...
 
Le chapitre II de la loi de programmation militaire entérine plusieurs mesures de la réforme du renseignement initiée par le gouvernement et devrait être complété par plusieurs décrets, en particulier celui portant création d'un corps d'inspection des services de renseignement. De même, bien qu'il y soit fait référence, la LPM n'instaure pas encore la publication d'une « Stratégie national de renseignement ». Selon le CNR, ce document visera à communiquer sur les grandes priorités des services de renseignement pour les deux ou trois années à venir. Il serait en cours d'élaboration par les ministères de tutelle, et a vocation a être rendu public.

D'autres chantiers de la réforme n'ont pas encore fait l'objet d'une loi et restent à examiner. C'est en particulier le cas de la création d'une DGSI (Direction Générale de la Sécurité Intérieure), qui après avoir été écartée par les parlementaires en 1991, devrait finalement avoir lieu. Cette réforme va officialiser l'autonomie du service de renseignement intérieur, qui sera extrait de la tutelle de la Direction générale de la Police Nationale et répondra directement au ministre de l'Intérieur. Cette sortie de la DGPN est reliée à un autre débat qui concerne le retrait de la prérogative de police judiciaire aux agents du renseignement intérieur, ce que certains, au sein de la DCRI, réclament.

Par cette LPM, la Délégation parlementaire au renseignement devrait enfin recevoir du législateur, six ans après sa création, les moyens de base nécessaires à sa mission. Toutefois, ses prérogatives restent le plus souvent contraintes par les ministères, ce qui risque d'influer négativement tant sur son indépendance que sur la portée de son action.

Une étude du parlement européen de 2011 donne plusieurs point de comparaison entre les différentes commissions parlementaires européennes chargées du contrôle des services de renseignement, concernant leurs capacités d'enquête et leurs droits d'accès aux informations. Deux tableaux reproduits ci-dessous, et extraits de cette études fournissent un exemple synthétique de la situation française au regard des autres pays de l'Union Européenne.



Source : Parliamentary oversight of security and intelligence agencies in the European Union, 2001 (PDF)

Force est de constater que la France demeure, en comparaison des autres pays européens, très en retard en matière de contrôle démocratique de ses services de renseignement. Il est toutefois permis d'espérer que les membres de la Délégation parlementaire au renseignement sauront se saisir pleinement des nouveaux outils qui leurs sont confiés, afin de mener un contrôle indépendant et critique de l'action des services de renseignement.

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